Témoignage

Cliquez pour agrandir l'image
Eté 1914, la guerre se dessine.

Dans un petit carnet, mon arrière grand-mère paternelle, Charlotte, commence à écrire "Nous vivons dans des temps si troublés..."
Cliquez pour agrandir l'image
Cliquez pour agrandir l'image

Paris - Mardi 28 Juillet 1914


Nous vivons dans des temps si troublés que je serai sans doute contente de pouvoir raconter ce que j'ai vu lorsque j'irai à Lassay [Mayenne] et pour cela je veux écrire tous les soirs ce qui s'est passé dans la journée.

Aujourd'hui Paris est grave et anxieux. Partout on s'arrache les journaux dont on entend crier presque d'heure en heure les éditions successives. On voit partout les gardes municipaux et les gendarmes.

Tout le monde s'affaire en se demandant " La guerre est-elle déclarée ? "

Ce soir vers 5 heures on apprend qu'elle est commencée entre la Serbie et l'Autriche, la France n'est pas encore [illisible] le sera-t-elle demain ?

Cette angoissante question me fait tant de mal que je ne puis dormir et j'écris pour passer le temps pendant que Paul est à attendre le jugement de " La mère Caillaux ". (1)
Il est 11h ½ sans doute on va bientôt connaître le résultat.
Hier tout Paris se serait passionné mais aujourd'hui la guerre domine tout.

Minuit
Je viens d'apprendre que " Mme Caillaux est acquittée ! ".
Paul ne revient pas pourvu qu'il ne se fasse pas blesser car il va certainement y avoir des manifestations.

C'est si honteux d'acquitter cette tueuse parce qu'elle est une " Dame ".


(1)
Le 16 mars 1914, Henriette Caillaux tue Gaston Calmette, le directeur du Figaro, par crainte que le passé sentimental de son couple soit étalé sur la place publique.

La femme élégante qui s'est présentée au Figaro et a demandé à voir le directeur est l'épouse de l'homme politique le plus en vue du moment. Elle est déprimée par une campagne qui vise son mari.

Depuis plusieurs mois, le Figaro publie au compte-goutte la correspondance privée de Joseph Caillaux, à l'instigation de ses ennemis politiques et dans la volonté évidente de détruire sa carrière.

Henriette craint par-dessus tout que le journal publie une lettre d'amour qui atteste de sa relation intime avec Joseph Caillaux du temps où elle était mariée à un autre homme et son mari encore en ménage avec sa première femme.

La criminelle sera acquittée la veille de l'entrée en guerre de la France contre l'Allemagne. Mais son geste aura empêché son mari d'accéder à la présidence du Conseil, autrement dit à la tête du gouvernement de la France.


Alban Dignat - in www.herodote.net


Jeudi 30 Juillet 1914


La journée d'hier a été assez calme. Sauf les patrouilles de gardes républicains à pied et à cheval qui passent continuellement, notre rue Monge était tranquille. On ne parlait même plus de Mme Caillaux tant l'anxiété de la guerre domine tout.

Ce matin les gendarmes et les gardes républicains passent encore mais ils sont chargés de papiers. Ce sont les ordres de  mobilisation. Un officier demeurant au 63 [rue Monge] est parti ce matin pour la frontière du Nord. Il dit que la guerre est peut-être déjà commencée.

En attendant on ne peut trouver de monnaie nulle part. Les commerçants refusent de donner de la marchandise pour des billets. Ils ne peuvent rendre, l'or est absolument introuvable.

Dieu merci j'ai encore 120 F en or . Ce sera pour Paul s'il part.

On lui fait espérer qu'il ne partira pas, il sera assimilé à la classe des jeunes qui doivent partir au mois de Septembre et qui n'ont fait aucune préparation militaire.
Ceux là, on le les enverra au feu qu'à la dernière extrémité.

Je suis bien contente car j'aurai grand peur et cependant s'il était appelé, je ne l'empêcherai pas de partir. Je comprends qu'il faut que chacun fasse son devoir. La pauvre France a grand besoin qu'on la soutienne car il y a bien des révolutionnaires à Paris… Ils sont idiots.
Quand j'entend raisonner Louis j'ai bien du mal à me contenir mais cela n'empêche qu'ils feront peut-être tout de même la commune !


11 h du soir

On crie dans la rue la 3e édition de la Presse et du Bonnet rouge.

Je n'ose descendre pour aller en chercher mais j'ai grand peur. Depuis 6 heures ce soir, il y a comme un vent d'orage sur Paris. Tous les groupes sans exception parlent de la guerre et on croit que c'est pour cette nuit. Mon Dieu que j'ai peur ! D'autant que l'argent se fait de plus en plus rare et que je me demande ce que nous allons devenir.

Vendredi 31 Juillet


Hier soir vers minuit, Paul qui était allé aux nouvelles me dit qu'on venait d'afficher sur les Boulevards qu'une légère détente s'était produite dans les négociations de l'Angleterre et de l'Allemagne et qu'on pouvait encore espérer la paix. Cela m'a aidée à m'endormir quelques heures, mais ce matin je suis sortie de bonne heure faire mes provisions et j'ai vu de grandes affiches du " Matin " disant " La situation est toujours aussi critique ".

En effet, toute la journée les éditions de journaux et les mauvaises nouvelles se sont succédées d'heure en heure.

Ce soir à 5 heures la concierge est venue me dire " Madame, c'est fait, la guerre est déclarée depuis midi ! " - Je lui demande comment elle le sait - elle m'explique qu'un locataire vient de recevoir une lettre venant de la Chambre des Députés lui annonçant la nouvelle.
Mais il disait que ce ne serait officiel que demain.

En même temps, nous apprenons que la mobilisation est commencée partout. Les chevaux et les grandes voitures de livraison sont réquisitionnés. Les officiers de réserve partent dès ce soir, du moins les jeunes car on cite les noms.

Les larmes me gagnent malgré moi. Je veux pourtant être courageuse pour mon petit Paul mais c'est bien dur.

Mon chéri est venu presqu'aussitôt me confirmer l'affreuse nouvelle. Nous avons décidé tous deux que j'offrirai mes services aux ambulances aussitôt qu'il sera parti. Cela m'empêchera de mourir de chagrin. Je me rendrai utile le plus possible et peut-être que si mon chéri a besoin de soins une autre maman lui rendra les mêmes services que je rendrai aux autres. Aussi bien je n'ai que cela à faire. Je ne puis quitter Paris tant que Paul n'est pas parti et lorsqu'il partira la mobilisation sera commencée et les chemins de fer ne marcheront plus que pour la guerre. Alors que faire toute seule ? Je ne vais même plus chez les Collet qui ont des raisonnements tellement odieux que cela me fait mal. En me [illisible] je souffrirai moins que partout ailleurs.

Après avoir décidé tout cela, nous avons mangé. Paul voulait être courageux pour moi et je l'étais pour lui. Nous n'avons pas pleuré.
Après dîner, nous avons écrit à tante et Paul m'a dit qu'il voulait aller aux nouvelles alors j'ai pris le tram pour aller porter la lettre à la gare Montparnasse pour qu'elle parte.

En revenant je me suis arrêtée à St Marcel dans l'intention de marcher un peu pour me calmer car tout bouillonne dans ma tête et dans mon cœur mais le carrefour de l'avenue des Gobelins présentait un aspect tellement étrange que je suis restée quelque temps pour voir.

Le carrefour, les trottoirs, la rue même étaient encombrés de monde. Femmes, enfants, hommes jeunes et vieux, à perte de vue on ne voyait que des têtes. C'était comme une immense procession qui se serait tenue immobile et silencieuse. De temps en temps seulement un marchand de journaux criait La Presse ou l'Intran. Alors toutes les mains se tendaient.

Ceux qui avaient les journaux s'approchaient des becs de gaz pour les lire. On faisait cercle autour d'eux et comme on est très communicatif aux Gobelins chacun faisait ses réflexions.

Dans un groupe, une vieille femme commentait les prédictions de Mme de Thebes et disait qu'elle avait prédit pour la France la guerre et la victoire.

Ailleurs, une femme disait à son mari " te fais pas de chagrin si on n'a plus de vin on boira de l'eau voilà tout. On n'en mourra pas ! ".

Partout des figures tristes et soucieuses mais partout le courage, la résignation et même la crânerie.

Tout le monde souffre et personne ne se plaint.

Je suis revenue plus courageuse aussi. Puisque Dieu permet cette chose épouvantable il faut bien se résigner et le désespoir de tous est calme et ne murmure pas.

11 heures.
Les gardes municipaux viennent de partir. Je crois que toute la caserne de la place Monge est partie. Ceux à cheval viennent de passer aussi à 11 heures sonnantes. J'ai peur encore qu'il ne se passe quelque chose sur les Boulevards.

J'attends avec impatience que Paul arrive me donner des nouvelles. Je les marquerai demain.

Lundi 3 Août


Je n'ai rien écrit depuis Vendredi et je veux me presser ce matin de noter tout ce qui s'est passé pour ne pas faire de confusion.

J'espère que nous nous retrouverons tous après la grande épreuve et nous serons contents alors de rappeler nos souvenirs.

Je ne me trompais pas Vendredi soir lorsque j'ai pensé qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire en voyant se vider la caserne de la rue Monge à 11h du soir.

Paul ne rentrait pas. J'étais inquiète. Je regardais sans cesse dans la rue où il ne cessait de passer des groupes parlant avec animation. J'ai entendu plusieurs fois le nom de Jaurès prononcé avec animation et je croyais à une manifestation.

Enfin Paul rentre. Il est 4 heures du matin. Il me dit " On a assassiné Jaurès au café du Croissant à 10h ½. J'étais au bureau de tabac en face avec d'autres camelots. Nous avons assisté au drame. Puis on a dit dans la foule que c'était un camelot qui avait tiré et il s'est formé des bagarres. On voulait tuer le pauvre Mauras qui venait d'arriver aux nouvelles et qui était indigné de cet assassinat stupide. Il faut que ce soit un fou qui ait fait cela à moins que ce ne soit un homme payé par l'Allemagne pour essayer de faire faire la guerre civile.
Quand à la guerre avec l'Allemagne, il n'y a encore rien d'officiel mais la mobilisation générale sera affichée à Midi ".

Tout cela n'était que trop vrai malheureusement.

Le samedi matin tout Paris était dans l'attente, il y avait des attroupements partout et vers midi on a posé les affiches.

Tous doivent partir, même les hommes de 48 ans ! Chacun le cœur serré fait en hâte ses préparatifs ou va aux renseignements. Il y a autant de monde dans la rue qu'un jour de fête et tout ce monde a les yeux rouges…

Nous sommes allés, Paul et moi, acheter deux paires de brodequins et en attendant qu'on mette des chevilles dessous, Paul va à la mairie avec son livret. On lui dit qu'il fait parti de la classe 1910, la première à partir. Comme il n'a pas fait de service, il sera dans l'auxiliaire mais il partira demain matin.

Comme il n'est pas encore désigné pour un corps d'armée, il recevra un appel individuel.
Alors, nous avons fait nos préparatifs presque sans pleurer. Il faut bien que tout le monde soit courageux ! Puis nous sommes allés aux Gobelins où on nous a gardés à manger. Louis et Georges doivent partir aussi et ils ne parlent plus de la même manière qui m'avait tant agacée la semaine dernière.

En les quittant, Paul m'a dit " C'est ma dernière soirée maman. Allons nous promener. Viens avec moi sur les Boulevards ".

Nous sommes allés devant le Matin voir s'il y avait des nouvelles. Il y a seulement une affiche disant qu'il ne serait plus publié aucune nouvelle autrement que par le journal, mais nous avons vu une chose inoubliable : une colonne de plusieurs milliers de jeunes gens, de ceux qui vont partir, parcourait les Boulevards en chantant : " C'est l'Alsace et la Lorraine, c'est l'Alsace qu'il nous faut ".
Ils étaient précédés de plusieurs drapeaux français et d'un drapeau vert que Paul ne connaissait pas.
Il se renseigne à un jeune homme qui lui dit que c'est le drapeau italien. Il y a là plusieurs centaines d'Italiens qui se sont engagés pour former un corps de volontaires au service de la France ! Alors, on crie " Vive l'Italie ! " les autres répondent  " Eviva la Francia ! ", tout le monde est enthousiasmé, la foule les acclame… j'ai vu un agent qui pleurait.

Mais en rentrant nous croyions trouver l'ordre d'appel. Il n'y était pas. Nous nous couchons.

Hier matin, Dimanche, il n'y avait encore rien . Nous décidons d'aller à Notre Dame.

Il n'est pas facile d'aller plus loin car il n'y a presque plus de tramway et plus du tout d'autobus. Je ne sais pas si le métro marche encore.

A Notre Dame nous nous sommes confessés tous les deux et nous avons assisté à la messe. Puis nous sommes allés au Bureau militaire qui est en face l'Hôtel de Ville pour avoir des renseignements. Là on dit à Paul que les étudiants ayant comme lui un sursis d'études étaient mis au service de santé du 3e corps et qu'il fallait aller au Bureau de recrutement de la Porte de Chatillon pour savoir comment faire.

Nous avons eu la chance de trouver un tramway pour aller à la porte de Chatillon. Devant le bureau il y avait une queue interminable. Le pauvre Paul se décourageait. Je lui conseille de prendre patience et je m'assieds sur un banc contre les fortifs en attendant.

Nous avons attendu longtemps et cependant Paul est revenu avant d'être entré me disant que dans le nombre de ceux qui attendaient il y avait une soixantaine de jeunes gens comme lui. Ils ont parlé de leur affaire à un commandant qui se trouvait là et qui est allé voir pour tout le monde. Il est revenu et leur a dit " Rentrez chez vous et tenez vous à la disposition de l'autorité. Je ne sais quand on vous appellera car il s'est produit tellement d'enrôlement volontaires que le bureau est absolument débordé et vos familles ne sont pas prêtes. Si vous n'avez rien reçu jeudi, trouvez vous vendredi matin à la première heure, ici porte de Chatillon. Vous aurez des nouvelles.

Alors nous avons repris le chemin de la maison. Il n'y avait pas de tram. Nous sommes passés devant la maison du fils Allais. Nous sommes entrés une minute. Justement Mme Allais y était. Elle m'a dit qu'elle était inscrite à la Croix Rouge depuis hier et m'a donné des renseignements. Les deux fils partent, elle espère que son dévouement leur portera bonheur. J'essaierai d'aller avec elle.

Nous sommes allés devant l'église de Montrouge pour essayer d'avoir un autre tram. Impossible. Il a fallu rentrer en voiture. Nous apprenons alors que non seulement la guerre est officiellement déclarée entre la Russie et l'Allemagne, mais que les Allemands ont envahi le territoire Français !

Paul pense au pauvre Robert. Il est bien exposé ! Les pauvres vieux de Lassay [Mayenne] doivent pleurer.

Louis et Fernand étaient venus voir si Paul partait pendant que nous faisions nos courses… Nous sommes allés dans la soirée leur raconter toutes nos pérégrinations. Lucie qui était à Lenteuil est arrivée toute sanglottante nous raconter la désolation des campagnes où on a appris la mobilisation en entendant sonner le tocsin. Elle a pris le dernier train de voyageurs venant de Caen à Paris et elle a été obligée de laisser tous ses bagages.

Nous avons mangé tous ensemble. J'ai dit à Louis et à Georges que je leur donnerai à chacun une médaille bénite comme celle de Paul. Ils ont accepté avec plaisir.

Puis nous sommes rentrés et nous avons fait notre prière pour tous ceux qui partent, pour Charles, pour le pauvre Robert.

Ce matin, sans quitter mon lit, Paul m'apprend que Stipolel, son camarade Polonais, est à faire des démarches pour s'engager et que ma femme de ménage ne viendra pas ce matin parce qu'elle est à conduire son fils à la gare.

Midi.

Mme Ollivier sort d'ici. Elle est allée chez les Collet ce matin. On venait de leur apporter la feuille de route de Paul à sa première adresse 4 Villa des Gobelins. Je crois que Notre Dame de Bonne Garde y a mis la main. Il part seulement de Mardi en 8 pour Le Mans. Il serait versé pour la Défense de Paris en cas d'invasion.

Comme j'espère que cela n'aura pas lieu, je me remet entre les mains de la Providence et je crois fermement que Notre Dame de Bonne Garde nous prendra tout à fait sous sa protection.

10 heures du soir.

Paris n'est plus Paris ! On dirait Lassay. Tous les magasins et débits sans exception ont été fermés à 9 heures. Il n'y a plus ni autobus, ni tramway, ni voitures, ni piétons. C'est le calme absolu presque comme dans les champs. Quel changement depuis hier et même depuis ce matin !

La journée a pourtant été mouvementée. Les nouvelles les plus diverses ont circulé affermies et démenties successivement.

Ce que j'ai vu de certain c'est que des bandes de gamins et d'apaches ont démoli et pillé toutes les maisons Maggi sans aucune exception et d'autres maisons tenues par des Allemands, entre autres  une maison de chaussures de l'Avenue des Gobelins et plusieurs belles maisons de la rue Royale et d'autres que je ne sais pas.

Ce soir ils voulaient encore piller le magasin de meubles du 63 parce que le patron est Autrichien. Mais il a montré des papiers prouvant qu'il s'était fait naturaliser Roumain  et on l'a laissé tranquille jusqu'à nouvel ordre. Un allemand qui a crié " Vive l'Allemagne " ce soir dans le jardin des Plantes a été décapité par la foule. Les nerfs de tous sont sous pression et on peut s'attendre à tout. Dieu merci lorsque je serai seule j'aurai tout de même Notre dame de Bonne Garde. Je viens de la prier encore avec mon Paul et j'ai confiance.




Mardi 4 Août


3e jour de mobilisation.

Ce matin j'ai été réveillée en entendant crier dans la cour " L'ambassadeur d'Allemagne est parti et la guerre est officiellement déclarée depuis hier soir. Vive la France ! " La journée a été plus calme qu'hier. Il y a beaucoup de monde dans les rues mais on ne voit rien d'anormal et les légumes sont moins cher que ces jours derniers : par exemple, il n'y a plus d'essence nulle part pour les lampes. Le pétrole se fait rare aussi chez le marchand de couleurs où j'en prends toujours. On a bien voulu m'en mettre un bidon de côté. Quand il sera vide la guerre sera peut être finie !

Paul connaît plusieurs jeunes gens qui vont partir avec lui au Mans au 117e. J'en suis bien contente. Il sera moins seul mais plus le moment approche, plus je m'effraye de ma solitude à moi.


Copyright (C) Olivier LE ROY. Tous droits réservés.